Le sermon du curé dans Manon des sources de Marcel Pagnol

Manon pour se venger du village qui a poussé à la ruine son père Jean de Florettea détourné la source qui alimente le village. Panique ! Le dimanche suivant le curé prend la parole à la messe.

 
Mes enfants, je suis bien content. Oui, bien content de vous voir tous rassemblés dans notre chère petite église. Tout le monde est venu et je vois même un groupe de gens très intelligents, trop peut-être, qui d’habitude passe le temps de la Sainte Messe à la terrasse d’un café. Je ne dirai pas quel café puisqu’il n’y en a qu’un et je ne nommerai pas non plus ces personnages puisque tout le monde les regarde, ce qui devrait les remplir de confusion, si l’endurcissement de leur cœur ne les portait pas à rigoler.

Enfin aujourd’hui ils sont venus. Eh bien ! Qu’ils soient les bienvenus. Et je veux même leur apprendre que la sainte messe d’aujourd’hui, je l’ai dite à leur intention.

Donc je suis très heureux de voir tout le monde. Mais d’un autre côté, je suis désolé, navré, furieux, et je vais vous dire pourquoi.

Quand j’étais jeune, mon père était un paysan comme vous dans un petit hameau près de Sisteron, nous avions un cousin qui s’appelait Adolphin. Il habitait un village pas très éloigné du nôtre, et pourtant il ne venait jamais nous voir, ni pour les fêtes, ni pour les naissances, même pas pour les morts. Mais de temps en temps, à peu près une fois par an, j’entendais mon père qui disait « Té, voilà l’Adolphin qui s’amène, il doit avoir besoin de quelque chose ! » L’Adolphin montait le sentier, tout habillé des dimanches. Il nous faisait des amitiés, des compliments, il nous parlait de la famille à vous mettre des larmes dans les yeux, et puis, au moment de partir, quand il avait embrassé tout le monde, il disait : « A propos, Bernard, tu n’aurais pas une charrue de reste ? Je viens de péter la mienne sur une souche d’olivier. » Une autre fois c’était un fagot de sarments pour ses vignes, parce que mon père faisait un vin fameux, ou alors le cheval qui avait les coliques et il fallait lui prêter le mulet. Mon père ne refusait jamais, mais je l’ai souvent entendu dire : « l’Adolphin, c’est pas beau caractère ! ».

Eh bien ! Mes amis, ce que vous faites aujourd’hui au Bon Dieu, c’est le coup de l’Adolphin. Il ne vous voit presque jamais, et brusquement vous arrivez tous, les mains jointes, le regard ému, tout estransinés de foi et de repentir ! Allez, allez, bande d’Adolphins ! Il ne faut pas vous imaginer que le Bon Dieu soit plus naïf que mon pauvre père, et qu’il ne vous comprenne pas jusqu’au fin fond de votre petite malice ! Il sait très bien, le Bon Dieu qu’il y en a pas mal ici qui ne sont pas venus avec un repentir sincère, ou pour prier pour le repos de leurs morts ou pour faire un pas dans la voie du salut éternel !

Il sait très bien le Bon Dieu que vous êtes là parce que la source ne coule plus. Il y en a qui sont inquiets pour le jardin, d’autres pour laprairie, d’autres pour les cochons, d’autres parce qu’ils ne savent plus quoi mettre dans le pastis. Ces prières que vous avez la prétention de lui faire entendre ce sont des prières pour les haricots, des oraisons pour les tomates, des alléluias pour les topinambours, des hosannas pour les coucourdes. Allez, tout ça c’est des prières « adolphines ». Ça ne peut pas monter au ciel parce que ça n’a pas plus d’ailes qu’un dindon plumé.